Chapitre XI
Assis au sommet d’une des grandes dalles rocheuses dressées au fond de la vallée sous-marine, Bob regardait la lourde masse du sarcophage s’élever lentement vers la surface. Entre ce sarcophage et lui, les bulles d’air s’échappant de son appareil respiratoire formaient une sorte de trait d’union mobile et lumineux.
Après avoir aidé son ami à fixer le lien de remontée, Reeves avait regagné « La Belle Africaine » et Bob était demeuré pour surveiller d’en bas les opérations de halage. À présent, le lourd parallélépipède de pierre, suspendu au bout de la corde du palan, faisait penser à quelque grosse araignée de forme insolite s’élevant le long de son fil.
Finalement, là-bas, très haut, le sarcophage creva la lame brillante de la surface et disparut. Sur le schooner, tous devaient à présent s’occuper à l’amener à bord.
Une soudaine sensation de soulagement saisit alors Bob. Il avait réussi, aidé par ses compagnons, à arracher à la mer un de ses secrets, et cela le comblait d’aise. Maintenant, il se sentait pressé de contempler les restes de la princesse Nefraït. « Ressemblera-t-elle vraiment à « La Belle Africaine », telle que l’a peinte Fosco Pondinas ? » se demandait-il. Il songea ensuite que sa provision d’air commençait à s’épuiser et qu’il commençait à être temps de songer à remonter.
Élevant les bras au-dessus de sa tête et les ramenant brusquement vers le bas, il s’éleva soudain, accompagnant son mouvement de brefs battements de palmes.
Arrivé au premier des indispensables paliers de décompression, Morane, tout en planant, regarda sous lui. D’un coup d’œil, il embrassa ces lieux étranges que, depuis plusieurs jours, il n’avait cessé d’explorer. C’était un monde figé, baigné d’une lumière quasi sépulcrale, et pourtant Bob savait qu’il le regretterait, qu’il regretterait son silence et sa paix, sa poésie profonde. Cet amour du plongeur pour les profondeurs ressemblait un peu à celui du marin pour l’océan, mais avec cette différence que le plongeur possédait la mer tout entière et que, pour lui, elle se parait de charmes inconnus aux hommes de la surface.
Quand Morane, dégoulinant d’eau, prit pied sur le pont de « La Belle Africaine », la première chose qu’il aperçut fut le sarcophage, auprès duquel le professeur Clairembart, Reeves, Jérôme et les trois Marseillais se tenaient dans une position d’attente. Dans ses mains lourdes, Jérôme tenait un marteau et un burin au tranchant effilé.
Rapidement, Bob se dépouilla de ses palmes, de son masque et de ses bouteilles et s’approcha à son tour du sarcophage.
— J’espère que vous n’alliez pas commencer sans moi, dit-il.
Clairembart sourit et secoua la tête.
— Non, Bob, répondit-il. Pourtant, nous commencions à trouver que vous mettiez bien longtemps à remonter.
Sur le visage rose du vieil archéologue, l’impatience se lisait, une impatience qui faisait trembler bizarrement sa barbiche de chèvre.
— Vous n’auriez quand même pas voulu que je remonte « en catastrophe » pour en gagner le « mal des caissons », fit Bob d’une voix volontairement bourrue.
En parlant ainsi, il voulait dissimuler sa propre impatience. Clairembart dut le comprendre, car il ne releva pas la remarque de Morane et se tourna simplement vers Jérôme, en disant :
— Vous pouvez commencer, Jérôme…
Ce dernier engagea le tranchant de son burin sous le couvercle du sarcophage et, s’aidant de son marteau, commença à dépouiller le joint des incrustations accumulées au cours des siècles.
Dès le quatrième coup de marteau, le burin s’engagea profondément entre le couvercle et le corps du sarcophage et des éclats de pierre volèrent dans toutes les directions. À la dérobée, Morane inspectait les visages de ses compagnons. Sur deux des trois Marseillais, la curiosité se lisait seule mais sur les traits de Clairembart et de Reeves, il y avait une telle expression d’attente fiévreuse que Morane en fut frappé. Le vieux savant voyait se réaliser un rêve vieux de plus de vingt années. Mais Reeves, qu’est-ce qui le conduisait donc à cette anxiété ? Morane avait beau s’interroger, étudier ses propres sentiments, il ne trouvait aucune explication satisfaisante à la tension de son ami. Certes, lui-même se sentait impatient de contempler enfin le visage, conservé par la vertu des embaumeurs, de la princesse Nefraït, mais il ne se sentait pas cette fébrilité qui, visiblement, empoignait Frank.
Jérôme travaillait vite, et avec une habileté consommée. Au bout d’une demi-heure, il eut complètement dépouillé le joint de son mortier. Personne ne disait mot. L’instant était venu de soulever le couvercle du grand cercueil de pierre et personne ne se décidait à faire le premier geste comme si celui-ci avait pu ruiner tous les espoirs.
Finalement, Morane se tourna vers le professeur Clairembart et Frank Reeves, en disant :
— Il nous faut aider Jérôme. Nous ne sommes pas allés chercher ce sarcophage au fond de la mer simplement pour nous mettre à bâiller aux corneilles au moment de voir ce qu’il a dans le ventre.
Frank Reeves se secoua.
— Bob a raison, fit-il. Aidons Jérôme…
Les sept hommes furent obligés de conjuguer leurs forces pour parvenir, avec l’aide finale d’un treuil, à soulever le lourd couvercle et le poser sur le pont.
Quand Clairembart, Morane et Reeves se penchèrent au-dessus du sarcophage lui-même, ils furent comme frappés d’éblouissement. Sur un second sarcophage, tout en or emboîté dans le premier, des joyaux reposaient pêle-mêle. Il y avait là des bagues, des anneaux d’oreilles, des carcans, des colliers, des bracelets, des pectoraux et des objets rituels – scarabées sacrés, représentations de Râ, le dieu soleil, d’Osiris, dieu de la mort, ou d’Isis, son épouse et déesse de la nature – le tout taillé dans l’or le plus fin et enrichi de pierres précieuses et d’émaux.
Lorsque ces bijoux eurent été retirés, le second sarcophage s’offrit complètement aux regards des hommes. Il représentait, travaillée en ronde-bosse, l’image de la défunte.
Sur le visage d’or, les lèvres et les yeux étaient incrustés respectivement d’émeraudes et de saphirs, et les sourcils d’obsidienne. Quant aux traits eux-mêmes, ils se révélèrent être, au grand effarement de Morane, de Clairembart et de Reeves, ceux de « La Belle Africaine » tels que Fosco Pondinas les avait peints.
La foudre semblait avoir frappé Frank Reeves. On eut dit qu’il vivait un rêve.
— Ce n’est pas possible, murmura-t-il, ce n’est pas possible !…
— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? demanda Morane.
— Cette ressemblance… Pondinas ne possédait aucun élément pictural lui permettant de reproduire aussi fidèlement les traits de la princesse Nefraït.
— Pourtant, intervint Clairembart, les faits sont là, et les deux présentations de « La Belle Africaine », celle du tableau et celle du sarcophage, sont trop semblables pour être seulement l’effet d’un hasard. Fosco Pondinas a dû assurément peindre « La Belle Africaine » d’après nature…
Cette fois, ce fut à Morane de s’effarer.
— Mais vous ne vous rendez pas compte, fit-il, qu’à l’époque où Pondinas a peint sa toile, Nefraït était morte depuis plus de quinze cents ans !
De la main, le vieil archéologue calma son compagnon.
— J’ai dit que Fosco Pondinas devait avoir eu un modèle, mais non que ce modèle était la princesse Nefraït elle-même.
— Mais qui cela a-t-il pu être alors ? interrogea Reeves. Qui ?…
— Vous vous souvenez peut-être, continua Clairembart, que le peintre avait pris comme modèle une de ses parentes, dont les traits présentaient des caractères nettement égyptiens. Et vous vous souvenez aussi sans doute que Pondinas croyait être un des descendants d’Octavius Pondinium… Là sans doute réside la clé du mystère.
Il y eut un moment de silence. Puis, Morane passa la main, en un geste qui lui était coutumier, dans ses cheveux noirs et drus, comme s’il voulait les arracher par poignées et, soudain, il explosa :
— Mais alors, cette jeune fille qui a servi de modèle à Fosco Pondinas, aurait réellement été ?…
Le professeur Clairembart eut un signe de tête affirmatif.
— La descendante de la princesse Nefraït ?… Sans doute… Personnellement, je ne vois pas d’autre explication à cette extraordinaire ressemblance. Les caractères héréditaires peuvent parfois demeurer endormis durant des générations, puis réapparaître soudain… Ce doit être cela… Ce ne peut être que cela…
Cette révélation semblait avoir plongé Morane et Reeves dans une sorte d’émerveillement superstitieux. Ainsi, des êtres ayant vécu deux mille ans plus tôt pouvaient encore posséder des descendants à l’heure présente puisque, il ne fallait pas l’oublier, Guiseppe Pondinas, de qui Clairembart tenait l’histoire du tableau, était de façon certaine le descendant du peintre. Jamais encore sans doute une lignée familiale n’avait pu être suivie à travers tant d’années.
— Vous ne vous rendez pas compte, Professeur, fit soudain Bob, que notre découverte va éclater à la façon d’une bombe. Quand nous rentrerons en France, la presse va s’emparer de cette affaire et la monter en épingle. Vous serez célèbre, et votre nom fera pâlir ceux de tous les archéologues passés, présents et à venir.
Clairembart eut un geste de dénégation.
— Notre découverte n’a rien d’extraordinaire en elle-même, si on la compare à celle du tombeau de Toutankhamon par exemple. Seules, les circonstances dans lesquelles elle fut faite lui donnent son caractère exceptionnel…
Jusqu’à cet instant, Frank Reeves ne s’était pas effectivement mêlé à la conversation. Il semblait littéralement fasciné par le masque d’or de la princesse Nefraït, auquel les incrustations de pierres précieuses prêtaient une vie factice. Lentement, il tourna la tête vers Clairembart et demanda :
— Croyez-vous que nous puissions ouvrir le cercueil d’or dès à présent, Professeur ?
L’archéologue secoua la tête, avec une vague expression de regret.
— Ce sera malheureusement impossible, fit-il. Je ne suis pas outillé pour un tel travail, et il me faudra attendre notre retour en France pour pouvoir procéder à l’exhumation de la momie en usant de toutes les précautions requises.
Reeves ne tenta pas de dissimuler son impatience.
— Mais alors, qu’attendons-nous pour lever l’ancre ? Plus rien ne nous retient dans ces parages. La « pieuvre de roc » nous a livré son secret, nous pouvons la quitter à présent…
Pendant que l’Américain parlait, Morane le considérait avec intérêt. Jamais encore, il ne l’avait vu possédé par une telle impatience, et cette impatience le gagnait à présent lui-même, comme si l’ouverture du cercueil d’or allait inaugurer une nouvelle aventure.
— Bien sûr, Professeur, fit-il à son tour, qu’est-ce que nous attendons pour lever l’ancre ?
Le bras de Clairembart se tendit vers l’avant du schooner.
— Vous semblez avoir oublié vos prisonniers, mon cher Bob. Comme si nous pouvions songer à regagner la France avant d’avoir pris une quelconque décision à leur sujet. Morane eut un sourire équivoque et dit, s’adressant à Jérôme et aux trois matelots :
— Amenez-moi les prisonniers et, surtout, en cas de rébellion, n’hésitez pas à les traiter comme ils l’auraient fait si nous étions demeurés en leur pouvoir.
Quelques minutes plus tard, poussés par leurs gardiens, les sept bandits débouchaient sur le pont. On avait désentravé leurs pieds pour leur permettre de marcher, et ils semblaient résignés à leur sort, quel qu’il fut. Seuls, Scapalensi et le plongeur arabe gardaient une attitude fière et méprisante à l’égard de leurs vainqueurs.
Lorsque le diamantaire aperçut le sarcophage ouvert et les joyaux étalés sur le pont, il poussa un cri de rage et, se tournant vers ses compagnons de captivité, se mit à les invectiver durement.
— Pourquoi ne pas m’avoir écouté ? hurlait-il. Si vous l’aviez fait et si, au lieu de vous saouler avec ce vin infâme, vous vous étiez occupés à repêcher le sarcophage comme je vous l’ordonnais, nous serions tous riches à présent. M’entendez-vous ? Nous serions tous riches ! Riches !
Les bandits se contentèrent de baisser la tête, sans répondre, sauf l’Arabe qui, lui, se jeta à genoux et se mit à se frapper violemment le front contre le plancher en poussant de déchirantes lamentations. Morane crut comprendre qu’il se reprochait de n’avoir pas suivi le précepte du Coran selon lequel tout croyant doit s’abstenir de boissons alcoolisées.
Ces jérémiades lassèrent vite Bob, qui, se tournant vers Scapalensi, lui dit durement :
— Faites taire ce pleurnicheur avant que je ne perde ce qui me reste de patience…
Le diamantaire haussa les épaules.
— Faites-le taire vous-même, si vous le pouvez. Tuez-le même. Cela ne me fera ni chaud ni froid. Seul, mon sort me préoccupe…
— Votre esprit de solidarité me touche, monsieur Scapalensi, ironisa Morane. Pourtant, votre destin ne sera pas séparé de celui de vos compagnons. Leur sort sera le vôtre.
— Qu’allez-vous faire de nous ?
Dans la voix de Scapalensi, un accent d’inquiétude se décelait à présent. L’esprit tortueux de l’aventurier prêtait à ses ennemis des desseins aussi noirs que ceux qu’il avait sans doute nourris à leur égard.
— Rassurez-vous, dit Morane, nous ne vous tuerons pas. Le plus simple serait que nous vous gardions à bord jusqu’à Marseille et vous livrions aux autorités françaises. Pourtant, nous ne le ferons pas… Cette solution nous causerait trop d’ennuis. Il nous faudrait formuler une plainte en règle, il y aurait une longue enquête, puis un procès. Cela nous ferait perdre un temps précieux. Nous procéderons donc d’une toute autre façon.
À nouveau, par vagues successives, l’inquiétude envahit les traits de Scapalensi. D’une voix sourde, il répéta :
— Qu’allez-vous faire de nous ?
— Vous abandonner, tout simplement, à bord de votre cotre, après en avoir déchiré les voiles et brisé le gouvernail. Ensuite, vous vous débrouillerez… Peut-être réussirez-vous à atteindre une côte avant d’être morts de faim ou de soif…
D’une seule voix, les sept forbans s’exclamèrent :
— Vous ne ferez pas cela !… Vous ne pouvez faire cela !…
— Et pourquoi pas ? demanda Morane. Qui m’en empêcherait ? Vous sans doute ? Vous n’êtes guère en demeure de poser vos conditions…
À ce moment, Frank Reeves fit un pas en avant et toucha le bras de son ami.
— Bob, dit-il, tu ne vas pas ?…
Sans brutalité, mais fermement, Morane écarta l’Américain. Ensuite, il se tourna vers les matelots marseillais.
— Déliez ces messieurs, dit-il, et conduisez-les à bord du cotre, dont vous fausserez le gouvernail et lacérerez les voiles. Ensuite, vous regagnerez le schooner et procéderez à l’appareillage.
*
* *
D’une poussée irrésistible, le vent du large gonfla soudain les voiles de « La Belle Africaine », dont l’étrave effilée fendit les eaux calmes et pailletées d’or de la Méditerranée, laissant derrière elle le cotre aux voiles en lambeaux et au gouvernail brisé, à bord duquel sept hommes étaient livrés solitaires à un destin menaçant.
Morane, qui se tenait debout à l’avant du schooner, regardant vers l’ouest, sentit une main légère se poser sur son épaule. Il tourna la tête, pour se trouver face à face avec Clairembart.
— Ces sept hommes, demanda le vieux savant, allez-vous réellement les abandonner ?
Un sourire teinté d’ironie détendit les traits durs et tendus de l’ancien pilote.
— Qu’en pensez-vous, Professeur ?
— Je pense que vous êtes incapable d’un acte à ce point inhumain, répondit l’archéologue, et qu’en agissant ainsi vous obéissez en réalité à un mobile tout différent.
Bob fut un long moment avant de répondre. Il se sentait profondément touché par la confiance que lui témoignait l’archéologue. Quand Morane avait dicté le châtiment des bandits, Clairembart n’était pas intervenu, non parce qu’il approuvait sa décision, mais parce qu’il ne croyait pas à l’abandon réel des sept hommes. Et Bob pensa que la seule estime du vieux savant justifiait certains actes, même si ceux-ci pouvaient paraître des faiblesses.
— Vous avez raison, Professeur, dit finalement Morane. Je n’ai pas songé un seul instant à abandonner ces hommes, et cela malgré leur scélératesse. Mon dessein est de signaler, par la radio du bord, la position du cotre à la police égyptienne, qui enverra une vedette à moteur pour les secourir. En même temps, j’avertirai les différentes autorités des côtes méditerranéennes de leur acte de piraterie. Les difficultés que Scapalensi et ses complices en éprouveront par la suite et leur angoisse du moment leur serviront, je l’espère, de leçon…
Clairembart ne répondit pas. Comme Morane, il regardait vers l’ouest, c’est-à-dire vers Marseille, vers la France, où, avec l’ouverture du cercueil d’or, leur aventure s’achèverait. Mais, en lui-même, Morane se demandait si, réellement, elle prendrait fin une fois la momie exhumée et si la malédiction de Nefraït n’ouvrirait pas un nouveau chapitre à l’histoire de « La Belle Africaine »…
Frank Reeves devait remuer les mêmes pensées car, debout sur le pont arrière du schooner, il avait soulevé la bâche recouvrant le sarcophage et contemplait l’image d’or de Nefraït, comme si, par la force de ses regards, il avait pu rendre la vie à la défunte pour la conduire à nouveau à travers le monde des hommes.